Goûter l’harmonie du chaos
Par Licia Demuro
Peintre du noir et du blanc, Paolo Boosten a adopté les “quatre trésors du lettré” chinois: l’encre, le pinceau, le papier et la pierre à encre. Avec ces outils épurés et naturels, faits de suie, d’eau, de végétaux et de poils d’animaux, il donne vie à un vocabulaire visuel foisonnant, composé de motifs figuratifs monumentaux et densément imbriqués.
Sensible à la lumière qui se dégage de la blancheur du papier, l’artiste développe une pratique fondée sur une dialectique du contraste où la matérialité de l’œuvre vient résonner avec le sujet représenté.
Il élabore ainsi une gamme de noirceurs dont les intensités varient du gris clair au noir poix pour venir déposer ensuite, dans un geste précis et maîtrisé, la matière diluée sur son support posé à plat. Dans cet espace-temps du dessin, il procède par strates, du plus clair au plus foncé, jusqu’à ce que les formes prennent vie et émergent depuis les profondeurs de la fibre végétale. Composées de la sorte, à la manière d’une calligraphie méditative, ses images livrent aux spectateurs une symbolique crue et ambivalente tirée du réel, que seuls l’imaginaire et le subconscient sont à même de déchiffrer. Parmi les figures récurrentes, d’innombrables silhouettes animales et humaines se déploient dans l’espace pictural sous un trait réaliste et harmonieux, donnant lieu à de véritables dramaturgies à l’ambiance apocalyptique dont l’issue s’avère toutefois incertaine. Représentés tantôt inertes ou dormants, tantôt souffrants et tendus, les corps se heurtent à des éléments hostiles, tels que des troncs aux branches épineuses ou des carcasses automobiles. Les symboles du progrès et de la puissance arborent un statut paradoxal : des sacs plastiques emprisonnés dans les arbres sont ballotés par le vent tandis que des voitures accidentées ou des chevaux échoués peuplent ses décors désenchantés. L’actualité et le flux d’images qui traversent la société contemporaine participent indirectement à nourrir son répertoire formel. Entre les lignes plus ou moins épaisses et les tâches d’encre, on reconnaît des scènes de chasse à la glu ou d’élevage intensif, des paysages catastrophés ou des vues stellaires façonnées par les satellites “starlink” d’Elon Musk. Montrées à la manière de prises de vue cinématographiques, ces scènes font glisser l’œil à l’intérieur de perspectives pivotantes où le hors champs interfère constamment avec le plan principal, en créant un jeu de profondeurs divergentes et entremêlées qui s’amuse du confort troublé du regard.
Alors que la technique s’ancre dans les arts asiatiques, le style, les poses et les compositions sont, quant à elles, amplement inspirées par l’histoire de la peinture occidentale que l’artiste observe depuis son enfance, baignée dans l’atelier de son père, peintre lui aussi. Fasciné autant par les peintures rupestres découvertes dans les grottes préhistoriques que par les maîtres figuratifs de l’Art Moderne, il navigue entre l’expression existentialiste des premières et l’audace stylistique des seconds. Les deux sont savamment alliés pour donner à voir la réalité dans toute sa brutalité, sans fioritures, et dans la démesure de son dénouement souvent absurde.
Chaque élément représenté semble participer à l’écriture d’une mythologie contemporaine où les allégories d’injustice et de violence se confondent avec celles de poésie et de beauté dans un dialogue à la tonalité mélancolique. Par ses compositions métaphoriques, Paolo Boosten livre une vision du monde actuel qui, tout en lui étant propre, révèle de drastiques vérités universelles.
Avril 2023
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